Histoires de mots - 1 juillet 2019 - 3 min

Bière importée

Les pays germaniques (Pays-Bas, Allemagne, Royaume-Uni, etc.) ont la réputation de préférer la bière au vin, à l’inverse des pays latins. Aussi ne sera-t-on pas étonné de constater que le mot bière lui-même est d’importation germanique. En fait, il a remplacé le mot traditionnel cervoise quand la recette germanique de la bière fut adoptée. Pour vous permettre de déguster l’histoire rafraichissante de ces deux mots et des diverses expressions qui leur sont associées, nous en offrons, dès maintenant, une tournée générale. Santé !

bière

La boisson fermentée alcoolisée à base de céréales, d’abord appelée cervoise et aujourd’hui devenue bière, date au moins du VIe millénaire av. J.-⁠C. Consommée dans l’Europe latine médiévale (France, Espagne, Italie, etc.), elle était la boisson domestique du pauvre, le vin étant alors considéré comme la boisson noble. Au XVe siècle, des marchands flamands et hollandais développèrent la bière moderne en introduisant le houblon dans le brassage, ce qui rehaussait son amertume. Cette découverte et la plus grande popularité de la bière dans les pays germaniques expliquent le remplacement à cette époque de cervoise par un mot d’origine germanique, bière. Son étymon bier est soit néerlandais, soit allemand (l’allemand a d’ailleurs fourni le mot birra à l’italien qui, parallèlement au français, a remplacé cervogia ‘cervoise’). Cet étymon remonterait au germanique beuran ‘bière’. Une hypothèse rattache beuran au latin vulgaire biber ‘boisson’, une nominalisation du verbe homonyme correspondant du latin archaïque (bibere en latin classique), signifiant ‘boire’. Bière aurait alors comme cousins étymologiques boire, boisson et breuvage. D’autres hypothèses font remonter beuran à d’autres mots germaniques, comme beuzan ‘bière’ ou brewwanan ‘brasser (de la bière)’.

Aux XVIIIe et XIXe siècles, on appelait petite bière la bière de second brassin, qui s’opposait à la bière de premier brassin, dite forte bière ou grosse bière. Étant plus faible en alcool, la petite bière était considérée comme une boisson simple, servie aux repas ordinaires, ce qui a abouti à l’expression ce n’est pas de la petite bière, pour signifier ‘c’est très compliqué’ (parfois aussi utilisée à l’affirmatif pour dire ‘c’est très simple’). En Nouvelle-France, le terme petite bière s’appliquait plutôt aux bières autres que maltées, particulièrement à la « petite bière » aromatisée à l’épicéa, appelé épinette en français québécois, d’où son autre nom de bière d’épinette. Après la conquête britannique, l’expression bière de… s’est étendue à bière de gingembre et à bière de racine, expressions calquées au moins partiellement de l’anglais ginger beer (plus tard, ginger ale) et root beer. Comme la bière d’épinette, ces deux boissons sont aujourd’hui le plus souvent réduites à de simples parfums de boisson gazeuse, appelées au Québec soda (au) gingembre et racinette.

Bière au sens de ‘cercueil’ n’a pas de lien étymologique avec bière au sens de ‘boisson’. Ce mot est plutôt tiré du francique bera ‘civière’, dérivé de beran ‘porter’, lui-même dérivé du germanique beranan (à l’origine aussi de l’anglais to bear ‘porter’). Bien que le sens de ‘civière’ se soit maintenu jusqu’au XVIe siècle, le sens de ‘cercueil’ s’y est ajouté dès le Moyen Âge, quand l’usage du cercueil s’est démocratisé de plus en plus au détriment du brancard. À l’inverse de bière ‘boisson’, qui a déclassé cervoise, c’est le nom germanique qui a cédé ici sa place dans la langue courante à son concurrent plus ancien cercueil. En effet, bière n’est plus guère connu dans la langue actuelle que dans la locution mise en bière ‘action de déposer un corps dans un cercueil’ et dans le proverbe Aujourd’hui en chair, demain en bière, qui nous enseigne que l’on doit être humble devant la brièveté de la vie.

cervoise

Comme le savent tous les lecteurs de la bande dessinée Astérix, les Gaulois ne buvaient pas de bière, mais de la cervoise. Cette boisson analogue à la bière était obtenue par la fermentation de l’orge ou d’autres céréales. Contrairement à la bière moderne, on n’y ajoutait pas de houblon ; ce procédé fut introduit au XVe siècle aux Pays-Bas et en Allemagne.

Les Gaulois appelaient leur boisson kereuesia, lié aux mots breton korev et gallois cwrw de même sens. Le mot gaulois a été emprunté par le latin impérial sous diverses formes, dont cervesia. Le mot a subi par la suite trois changements phonétiques : le déplacement du i devant le s (cerveisa), puis la neutralisation du a final (cerveise) et, enfin, le glissement de la diphtongue ei vers oi (cervoise). Le mot s’est éclipsé à l’arrivée de bière au XVe siècle, qui désignait la nouvelle recette avec houblon. Notons que, contrairement au français et à l’italien, qui ont remplacé le mot traditionnel par celui d’origine germanique, l’espagnol et le portugais ont conservé le mot traditionnel : respectivement cerveza et cerveja.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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