Histoires de mots - 2 mai 2011 - 2 min

Des crimes innocents

Tuer et voler sont aujourd’hui des crimes passibles de peines sévères. Pourtant, une personne qui aurait jadis tué ou volé n’aurait pas encouru une seule heure de prison. À l’opposé, meurtrir ou navrer quelqu’un était un crime qui ne vaudrait aujourd’hui qu’une légère remontrance. Il s’entend que le changement évoqué ici est linguistique et non pas judiciaire... Voici donc l’évolution étonnante de quatre verbes « criminels »: tuer, volermeurtrir et navrer.

tuer

Tuer tire son origine du latin classique tutare ‘protéger’ (variante plus familière et plus ancienne du verbe tutari), forme intensive de tueri signifiant ‘voir’. Les emprunts aux dérivés de tutare conservent d’ailleurs cette idée de protection : tuteur et tutelle. Pour tuer, en revanche, le sens s’est curieusement inversé du tout au tout avec le temps.

Le premier glissement de sens de tutare s’est produit très tôt en latin populaire lorsque le sens ‘protéger’ est passé à ‘couvrir’, qui est une façon de protéger, puis à ‘éteindre’, parce qu’une façon d’éteindre un feu est de le couvrir. Ce sens est attesté en moyen français chez Malherbe (dans S’ils n’eussent tué ce flambeau), dans les langues d’oïl modernes comme le poitevin-saintongeais, l’angevin et le berrichon (comme dans tuer la chandelle) ainsi que dans le français du Québec et de l’Acadie.

Avant même la période de l’ancien français, le sens ‘éteindre’ avait déjà subi un deuxième glissement en passant métaphoriquement à ‘faire éteindre la conscience’, donc ‘faire évanouir’, spécialement en frappant. C’est ce dernier sens qui est attesté à cette étape de la langue. Et comme on n’a qu’à frapper plus fort pour que l’évanouissement devienne éternel, le sens a glissé très rapidement une dernière fois de ‘faire évanouir’ à ‘faire mourir’. Tuer a évincé le verbe occire, issu du fonds primitif, qui a cessé d’être utilisé au XVIIe siècle, sauf par archaïsme ou par plaisanterie.

voler

La distance sémantique entre les verbes voler ‘se déplacer dans les airs’ et voler ‘dérober’ est telle qu’ils sont considérés aujourd’hui comme deux mots distincts. Pourtant, ils sont bel et bien apparentés, car le sens ‘dérober’ a été dérivé du sens ‘se déplacer dans les airs’. La divergence sémantique s’amorce au XIIe siècle lorsqu’apparait voler en emploi transitif signifiant ‘faire voler un faucon pour chasser (un oiseau)’ (par exemple : Guillaume vole la perdrix). Le sujet du verbe désigne d’abord le fauconnier puis, au XVIe siècle, le faucon lui-même, avec le sens de ‘attraper (un oiseau) au vol’ (par exemple : Le faucon vole la perdrix). À la même époque apparait le sens figuré ‘attraper au vol’, lequel s’élargit en ‘dérober’. Le divorce entre les deux voler est alors consommé. Avec son nouveau sens de ‘dérober’, le verbe voler a fini par effacer ses anciens synonymes embler et rober (archaïques vers le XVIIe siècle), lesquels survivent néanmoins au travers des dérivés (d’)embléedérober et robe. Notons que l’anglais a emprunté le verbe rober avec son sens d’origine sous la forme to rob.

meurtrir

Meurtrir vient du francique murthrian signifiant ‘assassiner’, sens qu’il avait en ancien français et qu’il a conservé dans son déverbal meurtre. Le sens s’est par la suite spécialisé en ‘tuer par contusion’ en moyen français, puis ‘contusionner’ en français classique. Au XVIIe siècle est apparu le sens ‘gâter (un fruit, un légume) par des chocs répétés’.

navrer

L’origine du verbe navrer a été expliquée de plusieurs façons. Premièrement, il pourrait être le résultat de l’évolution phonétique et sémantique du verbe latin naufragare correspondant au français naufrager; deuxièmement, un emprunt à un verbe norois nafra, qui aurait signifié ‘percer avec une tarière’, tiré de nafarr ‘tarière’, c’est-à-dire ‘instrument à mèche vrillée’; troisièmement, un emprunt à l’ancien haut-allemand narwa signifiant ‘cicatrice’. Il est possible, enfin, que navrer soit issu d’une combinaison de ces étymons.

Quoi qu’il en soit, le mot semble avoir pénétré par le normand, car on le note pour la première fois avec le sens de ‘blesser’ dans la Chanson de Roland originale écrite dans ce dialecte (où il s’écrit avec un f). Ce sens a été conservé lors du transfert du mot en ancien français (de l’Île-de-France), mais le f a été sonorisé en v. Puis, navrer est passé vers le XVIe siècle du sens ‘blesser’ au sens figuré de ‘causer une grande peine’, comme si on blessait le cœur.


Le contenu de nos Histoires de mots est tiré des notices étymologiques du dictionnaire historique d’Antidote 8.

Cet article a été concocté par
les linguistes d’Antidote

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